Merci mon chien !

Vendredi 20 mars 2020. Il est 9h quand je passe le seuil de mon immeuble. Je suis devant l’arrêt de tram T1 rebaptisé depuis peu, avant le confinement : Place des Archives. Il n’y a personne à portée de vue…

Journal de pensées intimes et sociales.

Vendredi 20 mars 2020

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Vendredi 20 mars 2020.

Il est 9h quand je passe le seuil de mon immeuble.

Je suis devant l’arrêt de tram T1 rebaptisé depuis peu, avant le confinement : Place des Archives.

Il n’y a personne à portée de vue.

De la gare Perrache, jusqu’au bout des rails de tram qui s’alignent vers Confluence, pas un être ne déambule. 

Mon chien, Gustave, « m’offre un droit de sortie ». 

Direction les quais de Saône.

Mon attention auditive est attirée par l’absence du brouhaha habituel d’un quartier de gare. La circulation auto est inexistante sur le carrefour Suchet-Charlemagne, mais aussi sur l’autoroute dont je constate l’étrange arrêt du flux. 

Dans ces conditions, il est plus facile de distinguer l’origine et la raison des sons. Pour le moment ceux qui me parviennent appartiennent au registre naturel. Je pars en balade avec Gustave, en plein soleil. Avec comme fond sonore, le chant des oiseaux, le bruit de mes pas et l’inhabituel silence. 

Celui-ci est extraordinaire, presque inquiétant en ville. L’air et le temps semblent en suspension, comme avant le départ d’une course ; ce temps de concentration, de vide que l’esprit fait pour donner toute la puissance au corps, au moment où le coups de sifflet retentira. Pour le moment un silence en suspension. 

Mon regard est piégé par le clignotement inlassable et régulier de l’enseigne de la croix verte de la pharmacie Charlemagne. 

Cette agaçante excitation visuelle crée un décalage avec l’environnement sonore. Comme si mon esprit avait associé à ce néon un son d’alarme qui est à présent réduit au silence. Son scintillement crée une tension nerveuse désagréable qui parcours mon corps. 

Le calme de la rue en pleine journée, pousse d’avantage à l’observation de son intériorité. Un flot de pensées commence à créer en moi un sentiment étrange. Une volonté de revendication et une occasion possible, en tout état de cause, de prise d’assaut de l’espace public. D’en faire mon territoire de liberté le temps d’une balade. Le quartier m’apparaît comme une scène immense et sans fin. Cette espace scénique, lui même déserté par les figurant·e·s, m’invite à imaginer des situations, m’inspire des fictions sans limites, avec des entrées et des sorties propres à l’art de rue. Il peut y avoir du gigantesque et du minuscule, de l’immobile, des traversées à tout allure et des déplacements lents, aériens, du muet et du sonore. La répétition n’existerait pas, seul l’action de créer et l’impulsion créatrice seraient sans jugement. 

Que ça sorte.

Que ça sorte de ma tête, de mon corps. 

Ces deux-là qui me constituent et qui ont été si malmenés ces dernières années.

Si je veux, je peux tout : me déshabiller et courir nue, me planter sur la route et rester immobile, pousser des cris ; redevenir animal, faire mes besoins contre un arbre ou en plein milieu du trottoir. Je peux m’allonger sur la ligne blanche, m’amuser à grimper sur les voitures stationnées, monter aux poteaux électriques et aux feux tricolores, déterrer les pensées des parterres pour les replanter chez moi afin d’en profiter sur mon balcon… Ou, juste les jeter en l’air et les regarder tomber sur le bitume. Les laisser là, inertes, débiles, promises au dessèchement et aux balais du véhicule de la voirie.

Des actions qui seraient socialement acceptables si j’étais en représentation en espaces public, si ces jeux corporels et vocaux servaient le propos. Dans ce cadre artistique, en tant que comédienne, je transgresse les conventions sociales que l’action théâtrale sous-entend comme point de départ, accord tacite entre public et artistes.

Mais aujourd’hui…

Là, tout de suite…

Cette envie d’impromptu…

Ce silence… 

Ces caméra à l’angle des rues, à côté des agences bancaires…

Cette ville fantomatique… 

L’absence des autres autorise-t-elle… 

Si je veux, je peux tout faire disparaître, retirer tous visuels, symboles. Je peux déboulonner tous les panneaux signalétiques faisant état d’un passé collectif régi par des règles que nous ne questionnions plus et que nous appliquions machinalement. 

Mon regard vient se poser sur les panneaux publicitaires qui s’enroulent bêtement sur eux même dans cette ambiance sonore suspendue. Une paire de jeans moulée sur une plastique parfaitement rebondie, accompagnée d’un slogan patriotique assurant pour tou·te·s un « beau fessier » ; Là : un SUV alors que les résultats du premier tour des municipales ont largement été verts ; ici, encore un parfum vendu sous les traits figés et photoshoppés d’une comédienne américaine qui prône « le nude »*… 

Et toutes ces annonces d’évènements qui n’auront pas lieu. Ici un énième festival d’art photographique contemporain dont les 4 dates sont déjà obsolètes. Étrange décalage temporel. Les annonces sur les bus pour un film à l’affiche, vont avoir le temps de s’imprégner sur nos rétines. Nous allons avoir le temps d’intégrer des informations… Qui, ne nous serviront probablement jamais ! 

Où que nous posions les yeux en villes, nous sommes assiégé·e·s de communication. Qu’avions-nous de si précieux à nous dire, à échanger, à partager ? 

Avec tant de frénésie et une multitude de propositions, ça devait être d’une importance vitale… 

Je pense aux rues du centre ville de Lyon. Je pense à ses vitrines de magasins de prêt-à-porter, à coup sûr plongées dans une éternelle nuit inanimée. Les mannequins non éclairés doivent être figés dans leurs postures sensuelles, intenables et absurdes. 

La culture de consommation à l’arrêt… Ça va en angoisser plus d’un·e… 

Si je veux, je peux repeindre tout les supports publicitaires et enterrer leurs objectifs unique de vente. Laisser à la place des trous noirs comme marqueur de vacuité de l’ancien monde. Ou, si j’avais les talents de mon amie Clémentine, je ferais des trompes l’oeil partout… 

Mais aujourd’hui…

Là, tout de suite… 

Ce silence… 

Ces caméra à l’angle des rues, à côté des agences bancaires…

Cette ville fantomatique… 

L’absence des autres autorise-t-elle… 

Je descends le cours Suchet, ancien haut lieu de rencontre et de rapports humains monnayés, échangés. 

Il y a une quinzaine d’année, tout le long du cours Suchet, entre chaque arbre, étaient garées des camionnettes, des utilitaires et des berlines désuètes mais bien entretenues. Sur les tableaux de bords, contre les pare-brises, venaient s’encastrer en position de prière, phalliques, des petites vierges lumineuses, ou des guirlandes hawaïennes, à l’instar des décorations des poids lourds que l’on peut croiser sur les autoroutes. 

Le couloir de bus et la piste cyclable d’aujourd’hui matérialisent l’ancienne double file réservée à la clientèle et au dépose-minute pour la gare. Ce dernier usage persiste ainsi qu’une forme de « drive » pour les commandes de kebab, tacos, burger et pizza. 
Depuis une dizaine d’années, les lingettes intimes, préservatifs et mouchoirs usés abandonnés au bitume, se sont raréfiés sur le cours Suchet. Jusqu’à il y a encore quelques jours, la prostitution n’était plus pratiquée ouvertement que par une dizaine de Femmes, de personnes Transgenre, d’une autre Travestie, et d’une retraitée qui n’est plus en activité mais qui vient par habitude sociale.

Les quartiers de gare sont des lieux d’échanges, des jonctions de trafics légaux et illégaux au coeur des villes. La société accorde tacitement les économies et comportements qu’induisent ces espaces.

Jusqu’à il y a peu… Le virus aura-t-il eu raison des trafics ? Un temps ? 

Gustave m’offre l’occasion de sortir et de faire faire un tour à mes fantasmes.

 Ceux-ci sont cependant sous contrôle. 

Par ces caméras à l’angle des rues, juste à côté des agences bancaires, mais pas que !

Je suis surveillée.

Derrière les fenêtres, les résident·e·s scrutent l’extérieur. Elles et ils vérifient que leurs libertés ne soient pas brimées, au profit d’autres. 

Les ombre du contrôle de voisinage et par conséquence de la délation, vont-elles se révéler d’ici peu ? 

Gus me donne un droit de sortie légale et légitime. 

Je repense à nos anciens comportements en espace public. Je laisse mon esprit divaguer pour mieux les observer et les considérer sous un autre angle. 

Les manières d’être en public vont-elles changer profondément ? 

Mon chemin croise un jeune homme d’une vingtaine d’années. Il a les mains dans les poches, une capuche sur la tête. Pour le moment ses yeux sont baissés et ses AirPods vissés dans les oreilles. 

Je me décale légèrement sur ma droite, contre le muret, en essayant d’estimer la distance de sécurité. Le jeune homme lève la tête, se décale légèrement sur sa droite. 

1,5mètres nous séparent. Nous commençons par nous lancer un sourire généreux. 

Il s’amuse à marcher sur le fil du trottoir. 

Ses yeux oscillent entre tenir l’équilibre et soutenir notre échange. 

Alors nous nous saluons franchement, à hautes et intelligibles voix. 

Un son nu. 

Un simple mot. 

LE mot pour se prendre en compte, pour se rassurer, se réchauffer. 

Pendant ces quelques secondes, sur ce trajet, nous nous sommes considéré·e·s comme si nous étions un évènement l’un·e pour l’autre. 

L’évènement, la rencontre de notre sortie, peut être de notre journée. 

Ce salut solennel et chaleureux me rappelle le sentiment d’appartenance à une humanité bien fragile, pour qui la perte de repère est le signal fort qui atteste d’une fausse route.

En randonnée ou en itinérance, il est monnaie courante, et essentiel de signaler sa présence et créer un lien avec les personnes croisées sur le chemin ou la route. 

Souvent on échange une simple salutation, un « bon jour », ou une « bonne route » ; parfois on demande si on est sur la bonne voie, si un point d’eau est accessible et parfois on peut aller jusqu’à partager un casse croûte. 

Ce temps passé ensemble, même court, est le point de départ d’un fil invisible. En cas d’accident, en cas d’égarement, mieux vaut toujours avoir un repère naturel et mieux encore le souvenir d’une rencontre humaine. 

La géographie des lieux et les rencontres sont à mon sens des repères de temps et d’espace qui permettent de situer son présent. S’attacher à ces deux axes est le moyen d’apaiser l’esprit, de calmer le doute ou la douleur et de refaire le chemin à l’envers, chercher à se rappeler le visage l’autre, le son de sa voix. Tenir entre ses mains le fil invisible, jusqu’à l’endroit et le moment où nous avons partagé un dernier espace d’humanité avec cet·te ancien·ne inconnu·e.

J’en reviens à mon présent quand j’atteins le bout du cours Suchet.  

À cet instant, les quais de Saône sont désert. 

Gustave m’offre le privilège de sortir.
Je peux lever la tête et poser les yeux sur les branches hautes des platanes, d’où des tourterelles s’envolent en couple. Elles partent rejoindre le ciel bleu. Celui-ci est parsemé de trajectoires de pies, corbeaux, merles, moineaux, mouettes et remplis de leurs chants. 

Je marche sur les quais, Gus prend un peu d’avance sur mes pas. 

Nous croisons finalement, les habituelles sportif·ve·s et quelques nouveaux adeptes du jogging. Depuis l’annonce du confinement, leur pratique est exemplaire. Je les croise tous les jours. Je me demande, espiègle, si le déconfinement aura raison de leur bonne résolution ? 

Les points d’eau et bords de rives sont repeuplés d’échassiers, de nombreux cormorans, d’un héron, d’une communauté de cygnes, d’un gang de canards et poules d’eau se dandinant sur des parcours usuellement piétons. 

Nous faisons notre balade habituelle et prenons notre chemin de retour par les petits rues du nouveau quartier. 

Je pose mon regard sur les détails des trottoirs, à la recherche de nouveauté. Il y a quelque jours, les mauvaises herbes ont commencé à se frayer des chemins contre les murs et entre les quelques pavés du quartier. Depuis qu’elles sont sorties certaines poussent à une vitesse folle. Étonnées de ne pas avoir encore été écrasées, balayées, kärcherisées, étêtées, elles s’étirent vers le ciel, à l’affût des rayons de soleil. Je répertorie les avancées des unes et des autres. 

Retour au point de départ, place des Archives.

Gus est mon laisser passer de sortie.

Gus est mon obligation de sortie.

Merci mon chien !

 

* Nude : Mode cosmétique avec des produits « naturels » qui permettent de faire des maquillages léger. Ceux-ci tentent de donner l’illusion d’une beauté naturelle, innée, sans artifice et innaltérable.
« Un Nude », est également une photo dénudé envoyé par message, mail, snapshat (…) a un·e destinataires dans le but de l’aguicher.

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2 commentaires

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Quel plaisir que cette chronique douce-amère ! On ne pouvait pas imaginer a priori qu’avoir un chien serait un avantage pour les sorties. Il semblerait que les SPA soient ouvertes et que les demandes d’adoption affluent.

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